Le Parisien :
Légende du trot à 47 ans, le jockey vient de décrocher son 20e Sulky d’or. Portrait d’un phénomène qui vient de décider de ralentir la cadence.
Le Sulky d’or récompense chaque année le jockey (on dit « driver ») le plus performant dans les courses de trot attelé en France. Un trophée que Jean-Michel Bazire, alias « JMB », remporte sans exception depuis 2000 (il l’a également décroché en 1998). Cette performance exceptionnelle passe inaperçue. Pourtant, ce que réalise le natif du Mans depuis le début de sa carrière, commencée en 1987, est hallucinant. Il a gagné plus de 6000 courses et trois fois le Prix d’Amérique. Chaque année, il remporte entre 200 et 350 épreuves pour des gains qui avoisinent régulièrement les sept millions d’euros.
Ces chiffres donnent le tournis, d’autant que le fils du regretté entraîneur Michel Bazire est parti de rien. « Au début, mon père avait cinq chevaux. Je l’ai vu dans une chambre de lad. C’était la misère. Mais aucun autre métier ne m’est jamais venu à l’esprit. »
Ce vingtième Sulky d’or sonne pourtant la fin d’un cycle pour le n°1 français, dont le sens tactique et la faculté à faire accélérer les trotteurs sont reconnus dans le monde entier. « J’arrête là, ça me saoule de courir partout. Je voulais faire le vingtième pour le chiffre. Mais c’est le dernier. Maintenant, je vais beaucoup plus déléguer. »
Le «Zidane du trot»
Si Bazire veut ralentir, c’est aussi qu’il a conscience d’avoir raté des moments forts de sa vie. Il le dit et l’assume. « J’ai réussi dans la vie, mais je n’ai pas réussi MA vie. » Séparé de la femme qui lui a donné deux enfants (Pauline et Nicolas), JMB est toujours amoureux des chevaux mais il aimerait trouver une autre passion, car l’homme a besoin vivre intensément les choses. « Je n’aime pas cuisiner, par exemple. C’est long. Il faut être patient. » Dans l’univers hippique aussi. Mais les chevaux, c’est son truc, c’est inné, c’est un don. Ses fans le surnomment le « Zidane du trot ».
Depuis des années, Jean-Michel Bazire porte plusieurs casquettes : éleveur, propriétaire, entraîneur (depuis 1997) et driver. Il n’a pas une minute à lui. D’où son organisation millimétrée. Ses 75 trotteurs sont répartis sur deux sites de formation. Dans sa « ferme », à La Bodinière, près de Solesmes, dans la Sarthe, et sur le centre d’entraînement de Grosbois, à 20 minutes de Vincennes (Val-de-Marne).
C’est là qu’il nous reçoit. Et déroule le programme d’une journée type : « Je me lève tous les matins à 6 h 30. Je descends voir mes chevaux et je regarde toutes les jambes. À 7 heures, j’appelle Ludo (NDLR : Ludovic Mollard, son bras droit à La Bodinière) et on fait le point. À 7 h 30, je prends un café avec mes gars. Quinze minutes plus tard, on trotte. Après, j’essaie de faire 40 minutes de sport et 30 de sieste », ajoute-t-il en entrant dans sa maison collée aux écuries. « Et je mange toujours là, précise-t-il une fois à l’intérieur, en pointant du doigt la table basse posée sur un épais tapis. J’aime avoir mes repères. C’est important. »
Chute, fractures et AVC
Jean-François Meyer, un journaliste qui le connaît bien, utilise un seul mot pour le définir : « Méticuleux ». Logique quand vous veillez sur quelques-unes des meilleures F1 du circuit. JMB chouchoute et entretient avec ses cadors des liens étroits. « Allez jeune homme », lâche-t-il justement à Dorgos de Guez, un bel alezan de six ans, en le caressant plusieurs fois sur la croupe avant de partir l’entraîner.
La brillante carrière de ce gaucher qui a imposé son style sur les pistes européennes prend encore plus de relief lorsqu’on connaît les épreuves qu’il a dû traverser. À 12 ans, il joue avec ses cousins, tombe d’un grenier et frôle la mort. Le jeune garçon s’en sort avec un rein en moins. En 2011, au départ d’une course, il est victime d’une double fracture tibia-péroné. Il quitte la piste noire de Vincennes sur une civière au mois de février mais parvient quand même à décrocher le Sulky d’or fin décembre.
Plus grave encore : le 15 juillet 2012, il dispute la victoire d’une importante épreuve avec l’une de ses juments de cœur, Quoumba de Guez, lorsqu’il est victime d’un AVC (accident vasculaire cérébral) dans les derniers mètres sur l’hippodrome d’Enghien (Val-d’Oise). « J’ai senti mon bras gauche comme… (il réfléchit) tomber. J’ai réussi à le relever une première fois, puis il est retombé. Là, je me suis dit : C’est quoi ces conneries ? » Trois mois plus tard, il est déjà de retour. Son élocution est imparfaite mais ses réflexes et son talent de driver, eux, sont intacts. Ceux qui annonçaient la fin de la carrière de ce driver aux mains d’or ravalent leur salive. Cette année-là, le patron du peloton décroche son 14e Sulky d’or avec 46 succès de plus que son dauphin, Éric Raffin. Ses adversaires sont aussi admiratifs qu’impuissants.