Roland-Garros: Rafael Nadal, dernières gorgées de terre
Tel Sisyphe, Rafael Nadal a sué sang et eau, repoussé sans relâche l’idée confortable de la retraite pour tenter d’être (encore un peu) après avoir été, pour mettre une nouvelle fois son corps à l’épreuve, aller cueillir des vivats à l’écho d’éternité. À Barcelone, à Madrid et à Rome, il s’est, ces dernières semaines, heurté à ses limites, a effectué le cœur serré, un dernier tour de piste dans des lieux chers, comme un chanteur promenant avec une voix chancelante des chansons usées diffusant une émotion intacte. Il a pu mesurer le temps qui passe en jouant sous les yeux de son fils Rafael. Ou en affrontant le jeune Américain Darwin Blanch (16 ans) à Madrid, pour le plus grand écart d’âge entre deux joueurs lors d’un Masters 1000. Un rival qui n’était pas né lors de son premier titre à Roland-Garros…
Flashback. 5 juin 2005, quelques jours après une renversante finale de la Ligue des champions entre l’AC Milan et Liverpool qui restera comme le « miracle d’Istanbul », un joueur de 19 ans déboule en trombe dans le temple de la terre battue, fait craquer les coutures sages du lieu tiré à quatre épingles pour laisser s’engouffrer un vent de jeunesse sur Roland-Garros, comme avant lui Björn Borg et son bandeau ou Andre Agassi et son short en jean. Rafael Nadal, visage cuivré, longs cheveux de jais domptés dans un large bandeau, cuisses d’airain coincées dans un pantacourt, biceps gonflés giclant d’un tee-shirt sans manches, ponctue ses coups de puissants cris sauvages, enchaîne les courses folles pour maintenir la balle en vie, invente un style. Celui d’un timide qui se métamorphose sur le court, capable d’aller chercher l’énergie perchée sur les sièges du dernier rang et de la transformer en émotion. Dès sa première apparition, l’Espagnol escalade toutes les marches, résiste, en finale, à la perte du premier set. Comme Mats Wilander en 1982.
Au fil des éditions, comme Roland-Garros qui s’est étendu, modernisé, ouvert aux soirées, l’Espagnol a changé. Son dos s’est légèrement arrondi, son jeu s’est étoffé (lui permettant de triompher dans tous les autres tournois du Grand Chelem) et sa routine de préparation s’est encombrée d’une multitude de tics mais ses cheveux, même clairsemés, sont restés attachés dans un bandeau. Et son regard continue de projeter le même éclat, la même intensité, la même détermination, coiffé par des sourcils circonflexes. Au cœur du printemps, Rafael Nadal avait ses habitudes. Il s’avançait comme un épouvantail, se promenait toujours avec dans le dos une immense pancarte de favori qui ne l’encombrait pas. Il était (très) souvent à l’heure et a vu défiler pour lui remettre la coupe des Mousquetaires Zinédine Zidane (2005), Usain Bolt (2013) ou Billie Jean King (2022). Le 6 juin 2022, Rafael Nadal n’avait pas trouvé la force de s’allonger pour célébrer un nouveau titre. Il a savouré debout son quatorzième titre à Roland-Garros (soit autant de Ligues des champions que le Real Madrid, son club fétiche qui visera un nouveau trophée le 1er juin contre le Borussia Dortmund, à Wembley).
Borg, usé mentalement, s’était arrêté à six titres à 26 ans avec le titre de « roi de la terre ». Une couronne portée depuis longtemps par Rafael Nadal (63 de ses 92 titres remportés sur la surface ; 91,3 % de victoires sur terre battue). Ce jour-là, son discours fut suivi avec une attention toute particulière. La conquête, particulièrement éprouvante avec des injections répétées pour anesthésier la douleur d’un pied gauche meurtri par le syndrome de Müller-Weiss, allait peut-être laisser défiler le générique de fin : « C’est la plus émouvante et la plus inattendue des victoires. C’est inimaginable pour moi de me dire que j’ai gagné ce titre alors que je souffre. J’aimerais beaucoup revenir ici, mais la possibilité existe que je ne puisse pas. » La suite s’écrirait en pointillé. En se faufilant entre les blessures. Le fardeau de sa carrière. En deux ans, l’Espagnol n’a disputé que vingt-sept matchs (seize victoires - onze défaites). Seulement neuf en 2024 (six victoires - trois défaites). Avec la désagréable impression de jouer sur un fil. Contrarié et contraint de s’avouer souvent vaincu mais s’accrochant avec ténacité à l’idée d’une dernière danse à Roland-Garros. Au bout d’un voyage professionnel entamé en 2001.
Dans le stade et le tournoi qui ont bâti sa légende, Rafael Nadal (276e mondial) aura résisté à la chaleur, à l’adversité, au Covid, aux blessures, aux sous-entendus (Roselyne Bachelot, ancienne ministre des Sports, a été condamnée pour diffamation après l’avoir accusé de dopage). Il aurait pu être englouti par l’ennui né d’une domination étouffante ou être terrassé par l’usure qu’imposait son jeu, il a redoublé d’efforts pour repousser les vagues successives des nouvelles générations et écrire une folle saga. Une histoire presque sans fin. Roland-Garros sacre le joueur le plus solide physiquement et ne tolère pas de faille dans la cuirasse. Il en connaît les secrets, n’ignore rien du niveau d’exigence et d’excellence à atteindre. « Son rêve, c’est d’entendre à nouveau son nom prononcé à Roland‐Garros. Il ne va pas aller juste sur le court pour y être, il pense qu’il sera compétitif. Il veut avoir une autre chance. Gagner sera très difficile, mais pas impossible. Une personne comme Rafa doit et va croire en elle-même », avançait en décembre sur RMC Toni Nadal, l’oncle protecteur qui a accompagné une grande partie de sa carrière.
En espérant boucler la boucle d’une histoire sans égale dans l’ère Open (10 Opens d’Australie pour Djokovic, 8 Wimbledon pour Federer). Sur la route de son premier sacre à Roland-Garros en 2005, Rafael Nadal avait écarté sans ménagement Roger Federer en demi-finales. Le jour déclinait mais (comme plus tard lors de la finale de Wimbledon 2008), l’Espagnol jouait vite, fort et juste. Le Suisse (en six matchs, dont quatre finales) ne battrait jamais son meilleur rival Porte d’Auteuil. Il serait l’une des victimes de finales à sens unique à Paris. Balayé 6-1, 6-3, 6-0 en 2008 (comme ensuite Stan Wawrinka 6-2, 6-3, 6-1 en 2017, Novak Djokovic 6-0, 6-2, 7-5 en 2020 ou Casper Ruud 6-3, 6-3, 6-0 en 2022).
À Roland-Garros, Rafael Nadal qui a pris l’habitude d’y fêter son anniversaire (il aura 38 ans le 3 juin) jongle avec toutes sortes de records. S’il n’est pas le plus jeune lauréat (Michael Chang, 17 ans en 1989), il s’inscrit comme le joueur comptant le plus d’apparitions sur le court Philippe-Chatrier (91 ; plus 23 sur le court Suzanne-Lenglen et une sur le court n° 1, qui a aujourd’hui disparu, lors de son tout premier match). Il a compilé 39 matchs consécutifs victorieux entre 2010 et 2015 ; n’a jamais perdu en finale, a remporté l’une des deux finales ayant débordé du programme. En 1973, l’explication entre Ilie Nastase et Niki Pilic s’était terminée un mardi. En 2012, Rafael Nadal a eu le dernier mot contre Novak Djokovic un lundi, en raison des précipitations. Roland-Garros avait essayé de remplir le court Philippe-Chatrier, lui avait su ne pas se laisser déborder.
Rafael Nadal n’a perdu que trois fois en cent quinze matchs (contre le Suédois Robin Söderling en 8es de finale en 2009, face à Novak Djokovic en quarts de finale en 2015 et en demi-finales en 2021). L’Espagnol a remporté les trois matchs disputés en 5 sets : contre John Isner au 1er tour en 2011, contre Novak Djokovic en demi-finales en 2013, 9-7 au 5e set, (probablement son match le plus intense à Roland-Garros, un bras de fer qui avait longtemps laissé le public écrasé de chaleur, abasourdi, à la recherche d’un second souffle, au point de laisser filer l’autre demi-finale opposant Tsonga et Ferrer), face à Félix Auger-Aliassime (alors entraîné par son oncle Toni) en 8es de finale en 2022. Il a affronté soixante-seize adversaires (Djokovic, à dix reprises, s’inscrivant comme son rival le plus régulier). Il a remporté la première finale disputée sous le toit du court Philippe-Chatrier, en 2020, a disputé et remporté le match le plus tardif (à 1h26 du matin par 12 degrés) de l’histoire du tournoi parisien quand en octobre 2021, il avait dominé un jeune joueur monté sur des échasses qui assénait sans trembler les coups à plat, Jannik Sinner. Il a affronté huit Français (Richard Gasquet, à trois reprises, Sébastien Grosjean, Paul-Henri Mathieu, Nicolas Devilder, Gianni Mina, Quentin Halys, Benoît Paire et Corentin Moutet). Seuls Grosjean (en 8es de finale en 2005) et Mathieu (au 3e tour en 2006), au terme d’un match homérique, sont parvenus à lui prendre un set.
Rafael Nadal a fait, à plusieurs reprises, le tour de la terre. Mais il voulait, avant même de lorgner une nouvelle aventure olympique (il a été médaillé d’or du simple en 2008 et du double avec Marc Lopez en 2016), être une nouvelle fois à l’affiche. Et pas pour faire de la figuration. L’US Open se souvient toujours avec émotion de l’édition 1991 rendue électrique par les derniers rugissements d’un vieux lion légendaire Jimmy Connors qui avait rajeuni au fil des tours avant de voir le carrosse se transformer en citrouille en demi-finales. S’il s’invite sur la ligne de départ des Internationaux de France, Rafael Nadal manquera de repères, d’assurance, de fond, de match. L’Espagnol s’exposera, pourrait hériter d’un tirage et d’un tableau redoutables, ce jeudi. Son expérience et son cœur peuvent l’aider. Sans penser au lendemain. Sans redouter de faire le combat de trop. Tombé à genoux après son sixième et dernier titre Porte d’Auteuil en 1981 contre Ivan Lendl, Björn Borg n’a plus jamais joué Porte d’Auteuil. À l’ombre de ses heures de gloire, l’Argentin Guillermo Vilas aux bras d’acier n’a arraché que 8 jeux contre l’Italien Claudio Pistolesi (165e mondial) au 1er tour en 1989. Gustavo Kuerten ne figurait plus parmi les mille premiers joueurs du classement mondial quand le Brésilien est venu lâcher quelques revers recouverts de nostalgie et moins d’effets pour la dernière fois Porte d’Auteuil, sorti au 1er tour par Paul-Henri Mathieu en 2008. Roger Federer a, au bout de la nuit et d’une session nocturne à huis clos, dominé l’Allemand Dominik Koepfer en 2021 mais après plus de 3h30 de jeu, il ne put disputer son 8e de finale. Son regard traînait déjà vers Wimbledon. Un mois plus tard, le légendaire Suisse disputait le dernier match officiel de sa carrière, en quarts de finale encaissant un 6-0 pour boucler une défaite en trois sets contre le Polonais Hubert Hurkacz. Son corps privé de ressort avait fini par lui refuser des coups de raquette magiques. Soutenu par 6 000 personnes lors de son premier entraînement sur le Court central lundi, Rafael Nadal veut se poser au pied d’un défi à sa démesure sans vertige ou la peur du piège de cristal. Pour jouer. Pour tout donner. Pour le plaisir, l’honneur, l’histoire. Après, sa statue inaugurée en 2021 verra défiler les supporteurs en souvenir des exploits des années Nadal, d’une présence physique hors norme, des coups droits lasso qui fouettaient l’air, des revers flippers perforants, d’un sang-froid (aucune raquette cassée) et d’un fair-play légendaires, d’un palmarès épais comme une encyclopédie, d’une marque profonde creusée dans la terre à force de lifts répétés…
Le Figaro Sport